Le 7 avril 1968 au château de Perdrigal dans le Lot, Madeleine, compagne de Ferré depuis ses débuts, est
furieusement jalouse de Marie-Christine, sa nouvelle rencontre.
Pépée,
une chimpanzé qu’adore Léo est devenue dangereuse et se blesse.
Madeleine la fait abattre par un voisin chasseur ainsi que tous leurs
animaux. Deux ans plus tard, Léo Ferré, encore profondément
blessé, écrit leur rupture avec ces paroles.
Pas besoin de
connaître les faits exacts pour être saisi par le texte, un des plus forts
du répertoire français. Il dégage une puissance qui dépasse l’histoire
d’amour, proche d’une désespérance métaphysique universelle.
Dur, désespéré, il véhicule une forte émotion, une immense
déception. Les mots sentent la sincérité, la confession. Devant
quoi l’on s’ traînait comme traînent les chiens.
(Brel aussi utilise dix ans plus tôt l’image du chien dans Ne
me quitte pas : Laisse-moi devenir… l’ombre de ton chien).
Nous
ne sommes pas ici dans la délectation du mot, la sensualité, dans
les images étourdissantes - et parfois obscures - que Ferré débride
dans ses grands récitatifs. La force de conviction, elle, est
bien là, avec des mots de tous les jours : tout
seul peut-être mais peinard, des
personnifications : un serment
maquillé qui s’en va faire sa nuit, l’utilisation
du on collectif
qui invite chacun a l’identification.
Léo
Ferré est un poète qui chante. Il
déroule ici des alexandrins aux coupes classiques : (6
+6) Le coeur quand ça bat plus, c’est pas la peine d’aller.
(4 + 4 +4) Chercher plus loin, faut
laisser faire et c’est très bien.
Les rimes sont précises, sauf deux vers assonancés du premier
couplet : aller / bien.
Le titre est martelé 15 fois, présent dans chaque dernier vers des
strophes et doublé au début de chaque section. la structure est
classique, elle aussi. Marque d'une
époque, la mélodie du couplet
monte sur le « refrain pont ».
Avec
le temps est devenue culte… avec
le temps, sans être jamais rentré au hit parade. Reprise
partout
dans le monde, elle avait pourtant été refusée en 1970 par la
maison Barclay sur l’album Amour
Anarchie.
La
chanson terminait chacun des concerts de Léo Ferré qui exigeait du
public de le laisser sortir de scène en silence, sans
applaudissement ni rappel, après le terrible dernier vers :
Avec le temps, on n’aime plus.
Avec
le temps
Octobre
1970 Léo Ferré (Nouvelles éditions Meridian/ La mémoire et la
mer)
Avec
le temps... / Avec le temps, va, tout s’en va / On oublie le visage
et l’on oublie la voix / Le coeur, quand ça bat plus, c’est pas
la peine d’aller / Chercher plus loin, faut laisser faire et c’est
très bien.
Avec
le temps... / Avec le temps, va, tout s’en va / L’autre qu’on
adorait, qu’on cherchait sous la pluie / L’autre qu’on devinait
au détour d’un regard / Entre les mots, entre les lignes et sous
le fard
D’un
serment maquillé qui s’en va faire sa nuit / Avec le temps tout
s’évanouit.
Avec
le temps... / Avec le temps, va, tout s’en va / Même les plus
chouettes souvenirs ça t’a une de ces gueules / A la galerie j’
farfouille dans les rayons d’ la mort / Le samedi soir quand la
tendresse s’en va toute seule
Avec
le temps... / Avec le temps, va, tout s’en va / L’autre à qui
l’on croyait pour un rhume, pour un rien / L’autre à qui l’on
donnait du vent et des bijoux / Pour qui l’on eût vendu son âme
pour quelques sous : Devant quoi l’on s’traînait comme
traînent les chiens / Avec le temps, va, tout va bien.
Avec
le temps... / Avec le temps, va, tout s’en va / On oublie les
passions et l’on oublie les voix / Qui vous disaient tout bas les
mots des pauvres gens : Ne rentre pas trop tard, surtout ne
prends pas froid
Avec
le temps... / Avec le temps, va, tout s’en va / Et l’on se sent
blanchi comme un cheval fourbu / Et l’on se sent glacé dans un lit
de hasard / Et l’on se sent tout seul peut-être mais peinard / Et
l’on se sent floué par les années perdues / Alors vraiment...
avec le temps... on n’aime plus
Léo
Ferré (Monaco 24 août 1916 / Castellina in Chianti 14 juillet
1993)
Fils
du directeur du personnel du Casino de Monte-Carlo et d’une
couturière d’origine italienne, Léo Ferré enfant, est membre de
la chorale de Monte-Carlo et assiste aux répétitions de l’opéra.
Son père refuse qu’il s’inscrive au Conservatoire de musique. Il
apprendra le piano en autodidacte. Il quitte son Monaco natal pour
des études de droit à la capitale dont il ressort diplômé en
sciences politiques.
Pendant
la guerre Ferré dirige un groupe de tirailleurs algériens, après
sa démobilisation, il se consacre à la composition. Fin 1947 il
produit et anime sur Paris Inter des émissions sur la musique
classique. À Montpellier, il parle avec Charles Trenet qui
l’encourage à continuer à écrire ses chansons, mais... pas à
les interpréter.
Rencontrée
en 1950 Madeleine Rabereau devient sa compagne puis son épouse en
1952. C’est elle qui lui conseille de signer chez Le Chant du
Monde, puis chez Odéon. Ferré sortira plus d’une quarantaine
d’albums originaux, près d’un album par an.
Il
connaît le succès populaire en 1969 avec C’est
extra. La jeunesse se reconnaît
dans la révolte contenue dans ses albums, arrangés par Jean-Michel
Defaye jusqu’en 1970. Ferré enregistre à New York Le
Chien avec John McLaughlin, Billy
Cobham et Miroslav Vitous, mais n’utilise pas cette version, (très
recherchée) mais celle du groupe Zoo.
Tout
au long d’une carrière libre et engagée, l’homme tisse une
oeuvre monumentale où il laisse libre cours à une imagination hors
du commun, au souffle continu. Tendre ou violent, ironique, érotique,
anarchiste, il dénonce, émeut, parfois désoriente lors de
monologues incantatoires hors des
structures
traditionnelles. Il reprend les grands poètes sur fonds d’orchestre
symphonique qu’il aime diriger lui-même, sourd aux foudres de
soi-disant « puristes », et publie plusieurs recueils de
poésie
dont Poètes vos papiers.
Ferré est le premier chanteur à qui Pierre Seghers consacre un
volume de sa collection « Poètes
d’aujourd’hui ».
Parti
vivre en Italie, il refuse le Grand Prix de la chanson française ou
d’être fait Commandeur des Arts et Lettres. Le
seul honneur pour un artiste, c’est de n’en pas avoir.
En
1990 Les vieux copains semble
être le testament de l’homme qui pensait que «L’histoire
de l’humanité est une statistique de la contrainte» et chaque
année a chanté à la Mutualité pour la
Fédération
anarchiste. Il décède un 14 juillet (!!) des suites d’un cancer
après 46 ans d’activité. Son nom n’apparaît pas sur sa tombe à
Monaco.