Techniques
d'écriture : La rime
Un
parolier n’est pas un poète.
S’il est vrai que le terme « vers » de la chanson vient du monde de la poésie, les bonnes chansons font souvent de mauvais poèmes. Un poème est un tout, il contient
des paroles qui ont leur propre mélodie, serties par des
mécanismes d’une extrême précision - son, sens, sensation,
métrique - qu’il est presque impossible de traduire, et ce
même dans sa propre langue dans le cas d’un poème en vieux
français du Moyen Age.
L’utilisation de techniques de la versification dans
les deux disciplines leur donne en commun une tradition
de manipulation du langage pour formuler des «images
mentales» dans une lutte entre artificiel et naturel, entre
besoin d'expression et contrainte technique des vers. Comme
dans la poésie, les mots de la grande chanson ne servent pas
principalement à transmettre des informations mais à créer
une émotion.
Ferré
et Brassens sont des champions de la chanson poétique, de par
la forme de leur expression et de par la place qu’ils accordent aux
textes des poètes dans leur répertoire. Ils aident à dépasser les
a priori sur la poésie, art trop souvent considéré difficile,
élitiste, dépassé. Le milieu du XVIe siècle a amené son lot de
règles et d’interdictions que la fin du XIXe a gommées lors
d’une crise de
vers (Mallarmé)
qui n’en finit pas.
Il
est loin le temps où Malherbe refusait les rimes faciles comme
père
et
mère.
On ne pouvait pas écrire il
y a en poésie,
le hiatus était choquant. Les règles classiques, minutieuses, débordaient d’interdictions, d’obligations et
les censeurs étaient légion. Prêts à siffler la
moindre erreur, ils calculaient longueurs et coupes,
commentaient rejets et contre-rejets qui disloquaient
les
vers, régularités, parallélismes, etc. Toute hardiesse
formelle embarrassait les professionnels de la lecture de poésie
et du théâtre.
Finis
les impératifs de césure et de rythme. Le carcan de règles telles
que la règle d’alternance rimes masculines et rimes féminines
a disparu depuis longtemps. Depuis Aloysus Bertrand et son
Gaspard
de la nuit le
poème en prose s’est banalisé et la poésie non rimée est
devenu chose courante au XXe siècle.
A
quoi rime la rime ?
Ô
Qui dira les torts de la rime !… ce bijou d’un sou / Qui
sonne faux et creux sous la lime. Paul
Verlaine.
La
rime ne fait pas la poésie, et la poésie elle même ne se
mesure pas au bon respect des règles de la prosodie, ni à
l’érudition en mythologie.
Les
exigences formelles de la chanson sont faibles. Beaucoup de textes
de chansons actuelles ne riment pas. Comme
d’habitude n’utilise
pas la rime et La
mer ou Les feuilles mortes ne
riment que de temps en temps. Sans doute vaut il mieux pas
de rime que des mots qui «sentent la rime», utilisés
seulement pour sacrifier à la règle. Par ailleurs éviter
une rime de temps en temps attire l’attention sur le mot non
rimé et peut même ajouter une sensation de sincérité. Rimer
pour rimer ne rime à rien.
La
rime est elle alors vraiment encore nécessaire aux chansons ?
Brassens, Ferré, Brel, Nougaro, Gainsbourg... La très grande
majorité des grandes chansons utilise la rime: Avec
le temps, La bohème, La javanaise, La vie en rose, Les copains
d’abord, Ne me quitte pas... Cet
écho d’un même son à la fin des vers tisse des liens entre
les mots, leur procure un air de parenté en créant certain climat
pour les paroles.
Outre
la musicalité de sa consonance, la rime est utile, elle aide
le chanteur à se souvenir de l’autre mot, celui qui finit par
le même son dans un vers suivant, et ce signal de fin de ligne
lui permet de lutter contre l’une de ses terreurs : le trou de
mémoire sur scène.
Pour
moi, c’est en mettant en valeur la quatrième phrase que je
suis certain de me rappeler toute la chanson. MC
Solaar.
La
rime est plus qu’une simple mécanique. Les belles rimes ont
un coté enivrant. Elles sont une marque d’élégance, de
savoir faire, un label de qualité. La contrainte formelle
qu’elle impose épanouit plus qu’elle ne bride et s’avère
souvent être un moteur pour la créativité. Chaque rime à
trouver est une énigme à résoudre, chaque mot candidat à la
rime amène une idée nouvelle. La
rime à chaque vers vous apporte un peu de jour, et non de nuit,
sur la
pensée.
Rimer
devient vite une activité coutumière, presque une seconde
nature, mais n’est pas souvent facile. Avec quoi rime le mot
pauvre?
Quand
la rime se montre trop récalcitrante, le parolier ouvre son
dictionnaire de rimes. Ce moment fastidieux offre parfois des
solutions insoupçonnées, mais ne fait pas toujours des
miracles. Trouvez donc des rimes en agle ou
oncre ! Souvent, ’auteur
cherche des rimes aux mots importants et les inscrit dans son
brouillon. Parfois il élargit sa recherche à des mots étrangers,
à l’argot, aux parlers régionaux.
La
plus simple des rimes, utilisée dans de très nombreuses chansons,
est l’assonance (dite aussi rime suffisante ou rime pauvre)
et consiste à répéter la même voyelle à la fin de chaque vers
: rire
/ vite.
L’assonance
existait avant la « vraie » rime. Sa qualité phonétique peut
constituer une fin en soi.
Au
clair de la lune
/ mon
ami Pierrot / Prête
moi ta plume
/ pour écrire
un mot.
Ici
des voyelles, u
et
o,
suffisent
à donner une sensation de rime, indépendamment des
consonnes. Mais pour que la rime soit « normale », autrement
dit suffisante, la consonne est nécessaire. Au moins deux sons
doivent rimer : missel
/ panel.
La
consonne donne du rythme et la voyelle donne de la mélodie.
Le
parolier se sent plus fier quand sa rime est riche de deux syllabes
(trois sons consécutifs sont identiques) :
ensemble / ressemble. Ces grands roseaux mouillés
/
... Et ces maisons rouillées (La
mer).
La
plus longue rime de la langue française est de Marc Monnier (souvent
attribuée à tort à Victor Hugo) : Gal,
amant de la reine, alla, tour magnanime / Galamment de l’arène
à la Tour Magne à Nîmes. Dans
ce « distique d’alexandrins holorimes », les deux vers se
prononcent de la même façon, mais ont des sens différents.
La
structure des rimes.
Lors
des premières écritures de chansons il est fréquent de chercher
à donner la même rime à tous les vers du couplet. Par convention,
on représente une même rime par une même lettre : A, B, C,
etc.
AAAA représente des rimes continues.
Aïe,
on nous fait croire /
Que le bonheur c’est d’avoir
/
De l’avoir plein nos armoires
Dérisions
de nous dérisoires.
Alain
Souchon Foule
sentimentale BMG
Music 1993
AABB
(rimes plates). Non,
ce n’était pas le radeau
/
De la Méduse, ce bateau
/
Qu’on se le dise au fond des ports
/
Dise au fond des ports.
Georges
Brassens Les
copains d’abord (Editions
Musicales 1964.
Avec l’expérience l’on expérimente d’autres agencements qui offrent plus de possibilités et évitent la monotonie.
ABAB
(rimes croisées). L’alternance est l’agencement le plus utilisé.
C’est
une chanson qui nous ressemble
/
Toi, tu m’aimais et je t’aimais
/
Et nous vivions tous deux ensemble
/
Toi qui m’aimais, moi qui t’aimais
»
J.
Prévert. Les
feuilles mortes (Enoch)
1946.
ABBA
(rimes
embrassées). L’autre alternance. L’autre
qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie
/ l’autre
qu’on devinait au détour d’un regard
/ entre
les mots, entre les lignes et sous le fard /
d’un
serment maquillé qui s’en va faire sa nuit.
Léo
Ferré Avec
le temps
ABC.
Et
chaque meuble se souvient
/
Dans cette chambre sans berceau
/
Des éclats des vieilles tempêtes
/
Plus rien ne ressemblait à rien
/
Tu avais perdu le goût de l’eau
/
Et moi celui de la conquête. Jacques
Brel »
La chanson des vieux amants (Editions
Pouchenel) 1967
ABAC.
Et
maintenant /
que vais-je faire / De
tout ce temps /
que sera ma vie /
De
tous ces gens /
qui m’indiffèrent /
Maintenant
/ que
tu es partie. Pierre
Delanoë. Et
maintenant Interprétée
par Gilbert
Bécaud (BMG Music) 1961.
AABCCB.
Quand
ils sont tout neufs
/
Qu’ils sortent de l’oeuf
/ Du
cocon
/
Tous les jeunes blancs becs
/
Prennent les vieux mecs
/ Pour
des cons.
Georges
Brassens Le
temps ne fait rien à l’affaire (Editions
57) 1962. Le titre est inspiré par le Misanthrope
de Molière.
La
rime est orpheline si elle n’est pas reprise.
En
chanson, les rimes internes,
très
musicales, ajoutent une couleur supplémentaire à la palette
sonore. Dans le pont de Y’a
de la joie, deux
vers ne riment pas : le deuxième et quatrième. Il ne s’agit
pas d’une maladresse, Trenet a préféré l’utilisation d’une
rime interne, qui conserve la sensation générale de rime tout
en donnant un sentiment d’accélération. Il
fait du bon pain,
du pain si fin que j’ai faim
/…
Comme
un ange bleu
portant ses
lettres au Bon Dieu.
Trenet
Y
a d’ la joie (Raoul
Breton) 1938.
En
cas de panne de rime, le savoir faire peut tirer de certains mauvais
pas, en utilisant par exemple une rime à l’envers. (Pour rêve,
utiliser verre).
Des mots sont susceptibles de trouver leur place dans un même
vers à une position différente qu’à la rime, et changer
l’ordre des mots dans la phrase permet de placer à la rime un
mot important : Oui,
mais jamais, au grand jamais / Son trou dans l’eau n’ se
refermait. G.
Brassens. Les
copains d’abord.
Certains
paroliers déterminent dans leur brouillon un premier classement
par rimes selon une succession calquée sur l’ordre classique
des voyelles : a,
e, i, o, u.
Ou selon un tri plus précis, par exemple a
(bras), an (talent), eu (yeux, ardeur), è (guerre, venin), é
(désolé),
i
(joli), o (Charlot), ou (Toutou), u (berlue, hypoténuse).
Ce moment un peu fastidieux repose l’imagination et fera
gagner du temps au dernier stade de l’écriture en permettant
une visualisation rapide des mots candidats au remplacement
d’une rime qui ferait problème. Des pointilleux poussent plus
loin le procédé et séparent les mots au sens positif de ceux
qui ont un sens négatif, regroupent les verbes; les sujets, les
adjectifs.
Le rap
et le slam savent faire la part belle à l'utilisation de la
rime. Le rythme des paroles y est plus important que leur mélodie.
Pour donner plus d’impact à des mots il est d’usage que
certaines syllabes soient plus allongées ou plus puissantes que
les autres, ou qu’elles aient une hauteur différente.
J’suis
qu’une boulette me
demande pas si
j’aime la vie,
moi j’aime la rime
et j’emmerde
Marine juste
parce
que ça fait
zizir.
Diams La
boulette Warner
Chappell Music France.
Roé
www.roemusic.net
S’il est vrai que le terme « vers » de la chanson vient du monde de la poésie, les bonnes chansons font souvent de mauvais poèmes. Un poème est un tout, il contient des paroles qui ont leur propre mélodie, serties par des mécanismes d’une extrême précision - son, sens, sensation, métrique - qu’il est presque impossible de traduire, et ce même dans sa propre langue dans le cas d’un poème en vieux français du Moyen Age.
Ferré et Brassens sont des champions de la chanson poétique, de par la forme de leur expression et de par la place qu’ils accordent aux textes des poètes dans leur répertoire. Ils aident à dépasser les a priori sur la poésie, art trop souvent considéré difficile, élitiste, dépassé. Le milieu du XVIe siècle a amené son lot de règles et d’interdictions que la fin du XIXe a gommées lors d’une crise de vers (Mallarmé) qui n’en finit pas.
Finis les impératifs de césure et de rythme. Le carcan de règles telles que la règle d’alternance rimes masculines et rimes féminines a disparu depuis longtemps. Depuis Aloysus Bertrand et son Gaspard de la nuit le poème en prose s’est banalisé et la poésie non rimée est devenu chose courante au XXe siècle.
A quoi rime la rime ?
La rime est plus qu’une simple mécanique. Les belles rimes ont un coté enivrant. Elles sont une marque d’élégance, de savoir faire, un label de qualité. La contrainte formelle qu’elle impose épanouit plus qu’elle ne bride et s’avère souvent être un moteur pour la créativité. Chaque rime à trouver est une énigme à résoudre, chaque mot candidat à la rime amène une idée nouvelle. La rime à chaque vers vous apporte un peu de jour, et non de nuit, sur la
Rimer devient vite une activité coutumière, presque une seconde nature, mais n’est pas souvent facile. Avec quoi rime le mot pauvre?
La plus simple des rimes, utilisée dans de très nombreuses chansons, est l’assonance (dite aussi rime suffisante ou rime pauvre) et consiste à répéter la même voyelle à la fin de chaque vers : rire / vite. L’assonance existait avant la « vraie » rime. Sa qualité phonétique peut constituer une fin en soi.
Le parolier se sent plus fier quand sa rime est riche de deux syllabes (trois sons consécutifs sont identiques) : ensemble / ressemble. Ces grands roseaux mouillés / ... Et ces maisons rouillées (La mer).
AABB (rimes plates). Non, ce n’était pas le radeau / De la Méduse, ce bateau / Qu’on se le dise au fond des ports / Dise au fond des ports. Georges Brassens Les copains d’abord (Editions Musicales 1964.
ABBA (rimes embrassées). L’autre alternance. L’autre qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie / l’autre qu’on devinait au détour d’un regard / entre les mots, entre les lignes et sous le fard / d’un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit. Léo Ferré Avec le temps
ABC. Et chaque meuble se souvient / Dans cette chambre sans berceau / Des éclats des vieilles tempêtes / Plus rien ne ressemblait à rien / Tu avais perdu le goût de l’eau / Et moi celui de la conquête. Jacques Brel » La chanson des vieux amants (Editions Pouchenel) 1967
ABAC. Et maintenant / que vais-je faire / De tout ce temps / que sera ma vie / De tous ces gens / qui m’indiffèrent / Maintenant / que tu es partie. Pierre Delanoë. Et maintenant Interprétée par Gilbert Bécaud (BMG Music) 1961.
Certains paroliers déterminent dans leur brouillon un premier classement par rimes selon une succession calquée sur l’ordre classique des voyelles : a, e, i, o, u. Ou selon un tri plus précis, par exemple a (bras), an (talent), eu (yeux, ardeur), è (guerre, venin), é (désolé), i (joli), o (Charlot), ou (Toutou), u (berlue, hypoténuse). Ce moment un peu fastidieux repose l’imagination et fera gagner du temps au dernier stade de l’écriture en permettant une visualisation rapide des mots candidats au remplacement d’une rime qui ferait problème. Des pointilleux poussent plus loin le procédé et séparent les mots au sens positif de ceux qui ont un sens négatif, regroupent les verbes; les sujets, les adjectifs.
Peinture : Baudelaire par Nicole Bousquet